VII
L’agent immobilier désigna d’un geste large les taillis et le marais.
— Huit hectares, dit-il. À ce prix-là, c’est une affaire en or, la plus chouette des affaires en or. Pas de meilleur placement pour votre fric, mes amis. Dans cent ans, ça vaudra cent fois plus que maintenant. Dans mille, si vous y arrivez, vous serez milliardaires.
— Mais ce n’est qu’un marais, dit la femme. Personne ne voudra jamais construire ici et on ne peut pas…
— Vous l’achetez aujourd’hui, dit l’agent immobilier, à tant l’hectare. Vendez-le dans deux cents ans et vous le vendrez le même prix au mètre carré. Prenez le nombre de personnes qui vivront à ce moment-là et comparez-le à la surface totale de la terre et vous comprendrez ce que je veux dire. Quand ils auront découvert le secret de l’immortalité et qu’ils commenceront à ressusciter les gens…
— Mais ils n’auront pas besoin de terre, dit le mari de la femme. Quand ils auront le voyage dans le temps, ils feront retourner les gens un million d’années en arrière pour coloniser la terre et, quand ce sera fini, ils les renverront à deux millions d’années en arrière et…
— À votre place, je ne compterais pas trop là-dessus, dit le marchand. Il y a beaucoup de gens qui ne croient pas au voyage dans le temps. Le Centre Eterna l’aura, c’est sûr, si c’est possible. Mais, si c’est impossible, il ne l’aura pas. Et si le voyage dans le temps est impossible, ce terrain vaudra une fortune. Peu importe qu’il soit un peu marécageux. L’espèce humaine aura besoin du moindre pouce de terre. Un jour viendra peut-être où de grands immeubles s’élèveront ici et…
— Mais il y a le voyage dans l’espace aussi, dit la femme. Toutes ces planètes…
— Madame, dit le marchand, soyons réalistes. Depuis cent ans ou davantage, on explore l’espace et on n’a découvert aucune planète habitable. Des tas de mondes, c’est sûr, mais aucun sur lequel l’homme puisse vivre sans « terraforming »[2], opération aussi longue que coûteuse.
— Ah ! je ne sais pas, dit la femme. Acheter ce bourbier me paraît un bien grand risque.
— Oui, je crois, dit son mari. On va réfléchir. On a dépensé beaucoup en timbres et on voudrait bien investir un peu dans quelque chose d’autre.
— Ce n’est pas que nous en ayons trop, dit la femme, d’argent, je veux dire.
— Eh oui, c’est comme ça, dit doucement le marchand. Je vous accorde volontiers que les timbres sont un placement. Mais comment établir un titre de propriété pour des timbres ? Evidemment, ils vous appartiennent et vous les rangerez dans un coffre-fort. Une fois ressuscités, vous irez les reprendre et les vendre en prenant un bénéfice. Mais beaucoup de gens achètent des timbres. Le marché sera peut-être encombré. Les collections de timbres ne seront peut-être plus à la mode, au moment de votre retour à la vie. Vous n’en tirerez peut-être pas autant que vous l’imaginiez, ou peut-être ne pourrez-vous pas les vendre du tout. Et si quelque chose leur arrive, comment les récupérer ? Admettons qu’ils soient volés. Même si vous savez qui est le voleur et s’il les possède encore, comment prouver qu’ils vous appartenaient ? Comment les récupérer ? Il n’y a aucun moyen d’établir un acte de propriété sur une collection de timbres. Et si le temps les a détruits ? Que se passera-t-il s’ils sont moisis ? Que vous restera-t-il dans ce cas-là ? Rien, mes bons amis, rien de rien. Absolument rien !
— C’est pourtant vrai, dit le mari. Je n’y avais jamais pensé. Mais le terrain sera toujours là et nous aurons un titre légal.
— Juste, dit l’agent. Et pour le protéger, tout ce que vous avez à faire est d’ouvrir un compte au Centre Eterna et de nous donner le droit de retirer le montant des droits (qui sont minimes) ou des autres menus frais nécessaires à la garantie du titre. Vous voyez, c’est très simple. Tout est prévu…
— Mais, dit la femme, si seulement le terrain était plus beau. Si seulement ce n’était pas un vilain marécage plein de boue.
— Et après ? Tout ça n’a aucune importance. Le monde aura besoin du moindre pouce de terrain. Si ce n’est pas dans un siècle, ce sera dans dix. Et si vous le souhaitez, vous pouvez préciser que vous voulez dormir mille ans. Le Centre Eterna est heureux de pouvoir vous offrir cette possibilité. De toute façon, il lui faudra probablement plusieurs centaines d’années avant de commencer les résurrections.